À la table des paris, on n’aurait sûrement pas misé un centime sur le fait de voir Albert Dupontel, trublion du cinéma français s’il en est, se lancer dans l’adaptation d’un prix Goncourt au succès public et critique retentissant, lui, le créateur à l’univers personnel de niche, grinçant et exigeant.
Une curiosité autant qu’une crainte, ne comptant plus les exemples de cinéastes s’étant fourvoyés lorsqu’ils ont franchi le pas d’une création à gros budget, devant alors composer avec une marge de manœuvre plus étroite, une pression plus importante, des compromis à chaque étape de la production davantage présents, ou au contraire, une trop grande latitude entraînant à ce moment-là un cruel manque de rigueur et de consistance. Un prix à payer à la mesure des moyens déployés, que peu sont finalement capables de supporter.
On pense notamment à Matthieu Kassovitz et à son Babylon A.D., qui reste encore aujourd’hui un cas d’école, où les ambitions du réalisateur de La Haine se sont à la fois heurtées aux réalités de la chaîne décisionnelle hollywoodienne, mais aussi, et peut-être même plus encore, à ses limites du moment, exacerbées et décuplées par l’ampleur du projet.
Vingt millions d’euros, c’est ce qu’aura coûté la production d’Au revoir là-haut. Un budget conséquent à l’échelle du cinéma hexagonal, somme toute pourtant contenu au regard de la démarche ambitieuse de Dupontel. En soi, un très bon compromis entre moyens nécessaires à la concrétisation de l’adaptation, et conservation d’une intégrité artistique au final peu entravée.
Car vingt-millions d’euros, cela reste aussi près de deux fois moins que ce que coûta Un Long Dimanche de Fiançailles de Jean-Pierre Jeunet, son miroir à bien des égards. Une filiation marquée par la figure de Dupontel lui-même, à l’époque au casting de ce qui apparaissait alors comme le retour du grand film populaire à la française. Une démarche qu’Albert Dupontel a repris à son compte sur Au revoir là-haut, en proposant lui-aussi une résurgence dépoussiérée du film « à l’ancienne », légataire de l’héritage du cinéma classique des années trente-quarante, d’une modernité délicieusement surannée.
Autre parallèle, que Jeunet et Dupontel aient tous deux choisi d’ancrer leurs récits respectifs au sein de la même période historique. Au lendemain de la Grande Guerre, celle considérée comme la première des guerres industrielles. Celle de l’horreur des tranchées, et avec elle, des tristement célèbres gueules cassées.
Là où le goût du romantisme et du romanesque animait en premier lieu Jean-Pierre Jeunet, l’amour qu’éprouve Albert Dupontel pour ces dernières, les figures de Freaks et de marginaux, va quant à lui être à la fois le moteur et l’essence d’Au revoir là-haut, s’inscrivant en cela dans la pleine continuité de sa filmographie.
Changement d’échelle donc, mais pas d’obsessions. L’assagissement de façade n’a rien enlevé à Dupontel de son excentricité, ni de sa fièvre enragée. Seule la manière de la mettre en scène se serait, dans l’opération, tout au plus un peu calmée. Une donne quoi qu’il en soit pleinement assumée par son auteur, réfutant l’épithète de « punk », se qualifiant lui-même de « petit bourge » (So Film nº54, octobre 2017, p26).
Un petit bourgeois qui ne va pourtant pas hésiter à oser, à ramener la grande histoire à hauteur d’hommes, tant au niveau du fond que de la forme. Du film d’époque, Au revoir là-haut va s’approprier tout le travail de reconstitution nécessaire à sa tangibilité, ainsi qu’à sa crédibilité. De ce point de vue, la séquence d’introduction dans les tranchées laisse bouche-bée, car Dupontel, par-delà la profusion de moyens et d’effets, a su en capter toute l’horreur et la tension, l’absurde même de la situation. D’une manière grave, forcément tragique, mais surtout empathique. D’un long travelling volontairement hoquetant, d’une caméra à la fois aérienne et vibrante, l’inoubliable Bernie ne se contente pas d’offrir une représentation spatiale du champ de bataille (la cote 113), il s’attache également à cadrer humainement le drame injuste qui s’annonce, en jouant habilement de ses aspérités de mise en scène afin de mettre en exergue la dimension tragi-comique des événements. L’émotion viscérale qui se dégage résulte alors d’un mélange savamment dosé de tristesse, de souffrance, mais aussi, plus inattendu dans pareilles circonstances, de rires.
Des rires, nerveux, crispés pour la plupart. Mais des rires. Par-delà le chagrin, par-delà l’affliction. Cette dichotomie émotive, ces va-et-vient entre tristesse et allégresse, Albert Dupontel les convoquera à l’envi, roi de la comédie acide, aussi héritier de Chaplin et de Tex Avery.
Du premier, on reconnaîtra sans peine Le Kid, dans la relation et le lien indéfectible unissant Édouard, jeune soldat dont la mâchoire a été emportée par un éclat d’obus, et Louise, gamine vive et délurée qui deviendra son interprète et son aide personnelle. La tenue vestimentaire, la dégaine d’Albert, ainsi que sa gaucherie rappelleront quant à elles les attributs du grand Charlie.
En l’occurrence, davantage des clins d’œils qu’une véritable source d’inspiration, là où le cinéma du second (voire celui de Max Fleischer, du moins dans la forme) infuse lui complètement la manière avec laquelle Albert Dupontel met en scène ses séquences d’action, ou les moments au cours desquels le rythme se fait plus enlevant. Exagérations clownesques, jeux de cadres et de focales, caméra constamment en mouvement : Au revoir là-haut respire la vie, Dupontel, sans surprise, y envisage son média avec appétit. Une appétence pour le dynamisme et l’effervescence qui permet par là même d’opérer la synthèse entre la fresque historique que son sujet appelait, et le divertissement populaire à l’accessibilité soigneusement travaillée.
Une manière aussi pour lui de mettre davantage l’emphase sur ses personnages, en focalisant son attention formelle avant tout sur eux. Question de pouvoir magnifier, par ailleurs, ses décors à des moment-clés, et d’optimiser ainsi au passage son budget qui, bien qu’une nouvelle fois au-dessus de la moyenne, l’a forcé à faire des choix afin de conserver une cohérence visuelle forte de bout en bout. Par souci de crédibilité. Également, et plus simplement, de beauté.
L’argent ne fait pas le bonheur, bien qu’il y contribue. Et ne vaut rien sans un œil affûté et cristallin. Dupontel, lui, possède (pour la première fois) les deux. Et va les mettre à profit pour faire d’Au revoir là-haut une production à l’esthétique très soignée, que l’on se surprend souvent à admirer.
« T’es joli » répétera Albert, la gorge nouée, les sanglots étouffés, lorsqu’il verra Édouard porter le masque sublime et exubérant qu’il a lui-même fabriqué, afin de redonner à son visage un semblant d’humanité.
Cette quête de soi, après l’horreur des tranchées et ses traumas, cette reconstruction identitaire (physique ou psychologique) au sein d’une société dont ils se sentent rejetés, par force hypocrisie à leur endroit, traversent Au revoir là-haut de part en part, lointains échos des maux sociétaux, plus spécifiquement occidentaux, contemporains.
L’arnaque aux monuments aux morts initiée par Édouard (pourtant fils de nanti), et rejoint dans son entreprise par Albert, sera moins pour Dupontel la source de suspense par lequel il tiendra tout de même le spectateur en haleine, qu’une allégorie du rejet des plus favorisés par des prolétaires déconsidérés. Le cri du cœur des « gens d’en bas », qui n’acceptent plus de simplement survivre, quand les bourgeois, eux, concentrent les richesses, se permettent d’en abuser et d’en jouir.
Situé à dessein un an avant le début des « années folles« , Au revoir là-haut dépeint à la fois les changements alors dans l’air du temps, la modernisation des mœurs, tout en lançant par la même occasion, sur fond de lutte des classes, un cinglant avertissement.
« Pour avoir déclenché la guerre. Pour ne pas l’avoir empêchée. Pour avoir aimé la faire. Vous êtes tous condamnés à mort. »
Le « petit bourge » Dupontel va donc (une nouvelle fois) se faire le porte-voix des laissés-pour-compte, et paradoxalement donner, à celui ne pouvant plus parler, d’entre tous le plus beau rôle. Édouard (superbe Nahuel Pérez Biscayart), dessinateur et artiste doué, en sauvant Albert d’une mort certaine sur le champ de bataille, verra sa vie basculer en même temps que la moitié du visage lui sera arrachée. Une mutilation, et ce en dépit des prêches d’un chirurgien assurant pouvoir l’opérer, qu’il refusera de soigner (en dehors des doses de morphine quotidiennement ingérées), qui deviendra pourtant son moyen d’expression et de reconquête du monde (la société) privilégié. Un peu à l’instar du personnage de Richard Harrow (Jack Huston) de la série Boardwalk Empire, avec lequel il partage (outre son atroce blessure au visage) les mêmes tourments, mais aussi la même sensibilité.
Les masques baroques et grandioses qu’il construit vont ainsi lui permettre d’exprimer sa colère, sa peine, sa joie même, et de libérer tout son potentiel créatif. La barrière entre son monde intérieur et l’extérieur. Revendiquer sans se compromettre, risquer et peut-être définitivement tout perdre.
À l’image, finalement, d’Albert Dupontel et de son cinéma, dont Au revoir là-haut représente la synthèse et l’aboutissement. Sa plus grande prise de risque financière, mais aussi, peut-être, son plus bel accomplissement.
Alain de Greef et Marcel Gotlib, auxquels le film est dédié, auraient sûrement été fiers du résultat. Avec Au revoir là-haut, Dupontel ravive le souvenir presque oublié du cinéma hexagonal dans ce qu’il pouvait avoir de plus noble : la conjugaison du grand spectacle assumé, du récit engagé, et du respect inaliénable de la culture populaire dont il se veut l’héritier.
Le cinéma du peuple, sans nul doute dans ce qu’il a de plus beau et de plus incarné.
Film vu dans le cadre du Festival Cinemania 2017.
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